Французская поэзия 1950–2000. Как читать?

Ритмические фигуры в верлибре. Примеры и комментарии Ж.-Л. Бакеса.

 

Exemple 1

J’ai de la peine à renoncer aux images
Il faut que le soc me traverse
Miroir de l’hiver, de l’âge
Il faut que le temps m’ensemence

Philippe Jaccottet, Airs, poésie 1946–1967
P.Gallimard, 1967, p.137

Quelle est la forme de ce poème? On répondera d’abord:

C’est un poème en vers libres. De fait, on ne retrouve pas dans ce poème tous les éléments d’un poème classique. Le premier vers, en particulier, avec ses onze syllables, est tout à fait étranger aux habitudes: le vers de onze syllabes n’est pas prévu par la norme.

Dans un second temps on pourra observer des faits isolés. Le premier vers rime avec le troisième. Le second vers et le quatrième comptent l’un et l’autre huit syllabes: forme prévue.

On note, par ailleurs, que ces deux vers se ressemblent par leur construction syntaxique. Il s’agit là d’un fait étranger aux règles classiques: la norme, dans la tradition française, ne s’intéresse pas aux parallélismes. Le parallélisme est pourtant un phénomène formel, et nous avons l’impression qu’il relève d’un code poétique: sa présence incite à reconnaître qu’il s’agit de poésie. 1

Exemple 2

I

Le soleil dur comme une pierre
Raison compacte vigne fauve

Et l’espace cruel est un mur qui m’enserre.

II

Dans ce désert qui m’habitait qui m’habillait

Elle m’embrassa et m’embrassant
Elle m’ordonna de voir et d’entendre.

III

Par des baisers et des paroles
Sa bouche suivit le chemin de ses yeux.

Il y eut des vivants des morts et des vivants.

P. Eluard Le dur désir de durer
Derniers poèmes d’amour Seghers, 173, p. 30

Deux octosyllabes accentués sur la quatrième syllabe. Un alexandrin, avec assonance entre la syllabe à la césure et celle de la fin du vers, qui, elle-même, rime avec le vers 1.

Un alexandrin de rythme 444, les syllabes accentuées assonant toutes, toujours sur le même phonème. Deux décasyllabes accentués sur la cinquième syllabe.

Retour à l’octosyllabe, toujours accentué sur la quatrième syllabe. Un vers aberrant, de onze syllabes, avec accents réguliers: 2333, ou plutôt 2+e2 3 3. Un alexandrin, où la césure est soulignée par la répétition du mot «vivants».

On observe nombre de régularités. Ce sont toujours des régularités partielles. Elles construisent des symétries, des échos, des équivoques: rythmiquement parlant, le vers 4 commence comme le vers 1 et 2; mais il est plus long. Le vers 7, au début du fragment III, reprend le rythme du vers 1; on attendrait qu’il soit, comme lui, suivi d’un octosyllabe avec accent sur la quatrième syllabe; on est surpris.2

Exemple 3

Mon sang

Le brouillon de mon sang dans lequel je patauge
Est mon chantre, ma laine, mes femmes.
Il est sans croûte. Il s’enchante, il s’épand.
Il m’emplit de vitres, de granit, de tessons.
Il me déchire. Je vis dans les éclats.

Dans la toux, dans l’atroce, dans la transe
Il construit mes châteaux
Dans des toiles, dans des trames, dans des taches
Il les illumine.

Henri Michaux Anth. XX p. 374.
Dans Plume Gallimard, 1963

Un lecteur familier des rythmes classiques reconnaît deux vers à césure nette: un alexandrin, le vers 1; un décasyllabe, le vers 3. Il peut en percevoir un écho déformé dans le vers 4, vers de douze syllabes dont la sixième n’est pas accentué, et dans le vers 5, qui réalise le rythme du décasyllabe si l’on élide le e de «déchire». Un groupe de six syllabes revient en fin de vers (v.3 et 5). Puis il forme, à lui seul, le septième vers.

Ce vers est entouré de deux autres, qui sont construits sur de forts parallélismes, et ne ressemblent nullement à des vers classiques: on est tenté d’y pratiquer toutes les élisions possibles pour obtenir un rythme 333 dans l’un comme dans l’autre.

Des parallélismes analogues s’étaient produits dans les vers 2 et 4. On dirait qu’il faut choisir: ou le vers est organisé par un parallélisme, ou il reprend un schéma classique. Le dernier vers est aberrant de ces deux points de vue.

Le poème suggère, de différentes manières, des régularités et les esquive.3

Hiérarchie des blancs

L’expression «blanc métrique» est généralement acceptée. Il faut, pour l’utiliser convenablement, prendre quelques précautions.

Il convient d’abord de distinguer le blanc de fin de vers et le blanc de fin de strophe. Il faut même, dans certains cas, envisager l’existence de blancs à l’intérieur des vers.

Lorand Gaspar écrit par exemple (Sol absolu. P.Gallimard, p. 51)

ICONOSTASE

Lumière de loin.

Je voudrais t’insuffler la fraicheur
capillaire par capillaire
que t’enfantent le glissement de l’air
et le reserrement
des papilles te faire des mots verts
au matin des mots
que t’aies envie de toucher de broyeur
t’écrire avec les ongles dans l’age paresseux
des roches
dans les yeux
te convaincre de la terre.

Dans Le quatrième état de la matière. Flammarion, 1966.

Le poème met en oeuvre trois sortes de blancs: celui qui suit le premier vers, et qui ressemble aux blancs de fin de strophe; celui qui suit chaque vers, comme dans toute poésie; celui qui se trouve au milieu d’un vers. Il faudrait ajouter que certains vers ont en retrait par rapport aux autres, sans que cet usage corresponde, comme dans les vers mêlés classiques, aux différentes longueurs des vers. 4


1 Backès J.-L.Le vers et les formes poétiques dans la poésie française. Hachette, 1997. p. 19.

2 Backès J.-L. Op.cit. p. 127–128.

3 Backès J.-L. Op.cit p. 128–129.

4 Backès J.-L. Op.cit P. 133.